Witch Hunt



Alex Hoffman
Le saxophoniste new-yorkais Alex Hofmann fait beaucoup de bruit depuis quelques jours dans la jazzosphere qui s'excite à nouveau de l'arène qu'il a ouverte et de son odeur de sang si forte qu'elle attire tous le musiciens du monde vers sa page FB (avec son lot d'outrances et d'indignités qui n'est pas sans rappeler le débat qui s'est tenu ici et qui a déclenché notre processus de consultation). L'étincelle fut allumée par ces simples mots sur son mur FaceBook : Fuck Wayne Shorter.

Avant de continuer plus avant, je tiens à dire ici que je ne partage pas du tout ses goûts musicaux ni son point de vue philosophique qui vise à penser que la vie n'est pas un cadeau et que toute émotion, toute notion de distraction, d'entertainment, n'est qu'une illusion qui nous tient éloignés de notre réelle condition d'esclave. La fonction primaire de l'art serait par conséquent de combattre avec ardeur cette tentation à l'émotion qui est vécue par lui comme une supercherie, une fraude. Tout artiste qui céderait à cette tentation ne mériteraient pas à ses yeux ce vocable. Pour ceux qui parlent anglais, un résumé des sa pensée sur ce BLOG. Force est de reconnaitre une certaine logique et un certain panache dans ce gros coup de gueule, notamment quand il dit qu'il n'a que faire d'une carrière professionnelle.

Wayne Shorter
Pour ma part, ce sont mes émotions qui me soulagent de ma condition d'homme, et surtout le fait de les partager avec mes congénères, mais ce n'est pas le sujet de ce billet, et je ne serai pas de ceux qui tireront sur l'ambulance. Car on devine bien à travers cette position radicale, l'expression d'un profond mal-être et d'une grande frustration. Au passage, faut-il que nous soyons si peu sûr de nous-même pour qu'une charge contre le musicien de jazz vivant le plus consensuel (Shorter) nous mette dans un tel état d'hystérie collective ? Lui ne tire par précisément sur une ambulance et je lui trouve du courage à s'en prendre à une telle icône (que pour ma part j'adore absolument, toutes périodes confondues, avec néanmoins quelques réserves sur son dernier quartet, mais vous vous en foutez et vous avez bien raison).

En vérité, je partage certaines de ses frustrations et je trouve salutaire de lire de la part d'un musicien que l'art et l'entertainment ce n'est pas la même chose. C'est encore plus fort quand c'est un américain qui le dit, dans un pays qui n'a jamais fait cette distinction. Mais de ce ce côte-ci de l'Atlantique, sommes- nous beaucoup plus sages ? Ne sommes-nous pas entrés en plein dictat de l'opinion publique nous aussi ? Ce qui vaut pour les politiques, les émissions de télé et de radio, ne vaut-il pas pour le jazz désormais ?

Alain Jean-Marie
Trop de projets viennent truster les scènes des festivals de jazz quand ils entretiennent un rapport à cette musique par trop superficiel et anecdotique, un peu comparable au rapport que les jeunes candidats à la star academy ont avec le rock ou la pop, ou au rapport que Citroën entretient avec la peinture de Pablo Picasso. Je n'ai rien contre le cross-over (même si dans la majorité des cas, les deux, trois, voire quatre styles et cultures associés en ressortent bien plus appauvris qu'enrichis) mais j'ai un très gros problème quand je lis presque partout que c'est l'avenir du jazz.

Dans les années 90 il fallait se battre contre l'idée très largement répandue selon laquelle la musique électronique constituait une modernité, une avancée sur la musique acoustique. On voit bien ce qu'il en a été. Aujourd'hui, c'est le cross-over. Tous ces trios de pianos qui proposent une musique aux accents pop/rock sans épaisseur ni saveur, comment ont-ils construits leur parcours ? Dans l'étude des maîtres ou la mise en place d'un plan marketing ? Sont-ils seulement allés écouter l'immense Alain Jean-Marie ? Connaissent-ils Nelson Veras ? Qu'ont-ils écouté en somme ? Que savent-ils de cette musique, de ses exigences mélodiques, harmoniques, rythmiques, de forme et de son ? À les entendre malheureusement pas grand chose, et je souffre quand je vois le peu de discernement dont font preuve ceux qui les programment et les portent au pinacle, au détriment de musiciens autrement plus créatifs et profonds.

Jonathan Finlayson
Jonathan Finlayson ou Ralph Alesi jouent des quarts de tons depuis au moins 15 ans, et ils le font sans pistons supplémentaires ni storytelling, avec une musique que je n'aurai pas la cruauté de comparer à celle d'Ibrahim Maalouf. Il faut lire pourtant les réactions des internautes (voir ce billet sur Médiapart, et les commentaires....) quand on ose critiquer ce musicien qui court les plateaux télé, et qui est probablement celui qui va le plus tourner cette année. Je n'ai pas le sentiment là non plus de tirer sur une ambulance. Qu'on songe pourtant au décalage de traitement entre ces deux trompettistes essentiels, (Alesi et Finlayson) que ce soit dans la presse ou sur les scènes avec le traitement médiatique d'un Maalouf. Si cet avènement du jazz bling-bling, du jazz cellophané est si frustrant c'est parce que nous savons la richesse de la production qui est maintenue dans l'ombre par des programmateurs contraints et frileux.

On m'objectera que cela a toujours était ainsi. Les musiciens plus faciles et plus média-friendly ont toujours été privilégiés sur ceux qui étaient plus novateurs, plus exigeants et plus profonds. Soit, et alors ? Est-ce une raison pour ne pas s'en offusquer et le déplorer publiquement ? Les musiciens sont-ils devenus si peureux maintenant qu'aucune prise de position un peu critique ne soit possible sans risquer une sanction professionnelle définitive ? Et si tel est le cas désormais, si cette parole ne peut plus se dire, n'est-ce pas là la démonstration éclatante d'une situation devenue totalement délétère que ce billet veut dénoncer ? Avons-nous oublié les polémiques qui ont émaillé l'histoire du jazz dans les années de grandes évolutions et de fortes personnalités ? Monk (que j'adore) ne s'est-il pas levé pour aller aux toilettes quand, lors d'un blindfold test, le journaliste lui a passé un morceau de Oscar Peterson (que j'aime beaucoup) ? Que ferait-il aujourd'hui ? N'a-t-on plus le droit d'exprimer un opinion divergente quand on est musicien ?

Thelonious Monk
Plus grave encore ; la critique est encore moins permise quand elle s'adresse aux professionnels qui vivent de nous programmer, de nous sélectionner et en définitive de nous juger. Disons-le tout net, celle-ci est suicidaire. À moins que les musiciens - comme leurs confrères américains sont en train de le comprendre - aient de nouveau le courage de reprendre un peu leur destin en main, et n'aient plus peur de dénoncer les dérives qui minent notre communauté.

Ce soir, je serai au Duc des Lombards pour écouter le quartet atypique de l'incroyable Guillermo Klein avec Aaron Goldberg, Miguel Zenon et Chris Cheek (je note que tous les artistes qui figuraient dans les pilotes d'émissions que j'avais soumis à Sébastien Vidal et qui furent à l'origine de ce blog ont quasiment tous été programmés au Duc depuis… je ne peux que m'en réjouir). Je me souviens avoir évoqué son groupe Los Guachos avec l'ami Frank Bergerot à la terrasse du Cavalier Bleu il y a... treize ans ! Combien de double-pages lui ont été consacrées depuis dans la presse spécialisée française ?

Pou finir, je me contre-fous du nombre de Like que ce billet va récolter sur Facebook. En revanche j'aimerai bien entendre un peu plus les musiciens français dont la voix porte pour exprimer ces frustrations que je vous sais nombreux à partager en privé.

À ce soir au Duc.

PS : Plus aucune réponse nulle part concernant nos démarches entreprises il y a plus d'un an auprès de la puissance publique. Black-out total qui ne manquera pas de ravir ceux qui souhaitaient nous voir échouer. À quelque chose, malheur est bon.

Commentaires

  1. billet d'autant plus révélateur que "Witch Hunt" est le titre d'une composition de W.S. dont le dernier disque sorti aujourd'hui est une pure merveille
    Jacques Chesnel (1928)

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  2. Jacques Chesnel ! Peux-tu nous donner un peu de ta jeunesse ?

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  3. Petite fierté personnelle : j'écoute intensément Nelson Veras depuis que je l'ai découvert dans le groupe de Steve Coleman. Je suis donc quelqu'un aux goût exigeants :) (ce qui ne m'empêche pas d'aimer Wayne Shorter et Maalouf, d'ailleurs).

    Cette différence entre art et divertissement me rappelle l'anecdote sur la création des Musiques d'Ameublement de Satie, musique explicitement comme une musique de fond sonore, à écouter en faisant autre chose. Lors de la première, les gens se sont assis, et ont commencé à écouter, pendant que Satie courrait partout, en demandant aux gens de parler, de chanter, de boire, mais surtout pas d'écouter !

    Le texte d'Alex Hofmann me fait penser à du Nietzsche, tout son truc autour de casser les idoles...

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  4. Sur son myspace, Alex Hofmann joue Ruby My Dear et My Foolish Things, deux morceaux très... émouvants. C'est pas en totale contradiction avec son discours ?

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  5. J'aime bien tes coups de gueules que je ne peux soutenir qu'en continuant d'aller voir du Live en club et en soutenant des jeunes pousses du jazz naissant et renaissant. Par ailleurs, j'aime bien Maalouf (comme d'autres ci dessus...) car dans ses groupes, il intègre des musiciens que j'aime bien... et il fait de la musique à sa façon... et c'est une jeune pousse qui va murir et qu'il n'est pas très utile de stigmatiser ; d'autant qu'il a été curieusement et ridiculement interdit de concerts aux USA il y a peu... à chacun ses problèmes).

    En revanche je compatis à "Plus aucune réponse nulle part concernant nos démarches entreprises il y a plus d'un an auprès de la puissance publique" Le JAzz parisien et le jazz français SONT EXCEPTIONNELS et il conviendrait de trouver des solutions d'aides raisonnables qui en regard de subventions à des causes perdues mériteraient gain de cause...

    Bon concert ce soir !

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  6. Très beau billet Laurent, un plaisir de si bon matin. Mais j'aimerais te soumettre une question : Je trouve que tu intellectualises un poil le jazz dans ce billet en parlant de ces artistes majeurs (Veras, Alesi...) en en clouant au pilori les "power jazz" trio (ex : Que savent-ils de cette musique, de ses exigences mélodiques, harmoniques, rythmiques, de forme et de son ?) et maalouf par exemple. Ne penses tu pas que c'est par des jazzmen comme ça que des milliers de personnes peuvent s'initier au jazz, avant de creuser vers des artistes plus "pointus" ?

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  7. Merci Saxmachin, Ptilou et Vincent S. de vos messages.

    Je n'intellectualise pas le jazz. Je ne suis pas quelqu'un qui écoute avec son cerveau, en privilégiant systématiquement la musique compliquée et cérébrale sur d'autres formes plus triviales. Au contraire, ce que je recherche avant tout, c'est d'être ému, touché, comme je l'explique en début de billet. De toute façon je me méfie beaucoup de cette distinction. Coltrane, quand il a introduit ses harmonisations en tièrce majeure, c'était un travail cérébrale. Mais au final, ça se traduit par une musique d'un profond lyrisme, et tous les musiciens un peu sérieux aujourd'hui travaillent les "Coltrane Changes".

    Le jazz, c'est comme le bon vin. Plus on en boit, plus on apprend à l'apprécier, et plus on se détourne des produits aux saveurs trop saturées et finalement assez pauvres, genre vieillit en fut de chêne, saveurs qui peuvent sembler flatteuses aux novices mais qui ne trompent pas les connaisseurs qui eux sont passés à autres choses depuis longtemps et ne se contentent plus de produits à une seule facette mais veulent des choses plus riches, plus profondes.

    Je vois déjà poindre le procès en élitisme. Si être élitiste, c'est avoir une exigence, et rechercher des formes d'expression qui ont fait l'objet d'un vrai travail sur le temps, d'une longue maturation, alors oui, je revendique d'être élitiste. Car c'est tout le contraire de la "culture" de masse, de la politique du plus grand dénominateur commun telle qu'elle est pratiquée sur les grands médias, et dont on voit ce qu'elle produit comme pauvreté et comme vulgarité. Être élitiste, c'est respecter le public en ne le flattant pas avec des choses faciles et complaisantes, mais en lui proposant le fruit d'un long cheminement personnel. En vérité, c'est une question d'éthique.

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  8. Je ne cherche pas à plaire à toute le monde, ni même au plus grand nombre. Je veux simplement livrer un travail qui sera le plus honnête possible, et qui reflétera le mieux le musicien que je suis, ou plutôt que je deviens. Et je suis attiré vers les musiciens qui ont cette attitude. Pat Metheny dit : ce qui est le plus personnel, et aussi le plus universel.

    Une fois que j'ai dis ça, je ne dis pas qu'il faut bannir les formes plus "ligth" de jazz telles que mentionnées dans ce billet. Il en faut pour tous les goûts, sans aucun doute. Mais je ne crois pas du tout à l'argument qui consiste à dire que programmer ces artistes populaires va faire venir les gens au jazz plus souverain. C'est même tout le contraire qui se produit. D'année en année, les programmations des festivals cèdent de plus en plus la place à ces formes allégées au détriment d'artistes plus authentiquement "jazz", plus intégres (dans toutes les formes et styles que ce vocable revêt). Et c'est normal ! Quand votre public est constitué de gens qui n'écoutent pas du tout cette musique, qui n'ont pas la culture des maîtres, qui ne connaissent pas autre chose que ce que les festivals programment, ils ne sont pas prêt à entendre un Jonathan Finlayson. Autrement dit, je crois que plus l'on programme des Ibrahim Maalouf et consors, moins on programme Jonathan Finlayson ou Nelson Veras.

    Hier soir au Duc, le pianiste et compositeur argentin Guillermo Klein a joué devant 25 personnes (dont cinq élèves à moi) au deuxième set. C'était pourtant la plus belle musique et le plus beau groupe que j'ai entendu rue des Lombards depuis très longtemps. Certainement pas une musique qu'on peut qualifier de cérébrale. Chez lui, il y a tout ce que j'aime (lyrisme, sens profond de la mélodie et de l'harmonie, extraordinaire discours rythmique qui est le fruit d'un travail de plus de quinze ans, magnifique maîtrise de l'écriture, des timbres, de l'espace, sens aiguë de la dramaturgie et du jeu collectif, etc.), et il n'y a rien de ce que je n'aime pas (discours à l'énergie mais sans substance, pauvreté du vocabulaire mélodique, rythmique et harmonique, effets de manches faciles et entendus partout, soucis de faire branché ou moderne, son vulgaire et finalement pas maîtrisé, postures et clichés qui ne visent qu'à séduire). Peut-être que si cet artiste était plus souvent relayé sur les ondes des radios ou dans la presse spécialisée, il connaîtrait un meilleur sort par chez nous.

    Tout n'est qu'affaire d'équilibre, hors je pense que nous vivons une dérive où de moins en moins d'artistes comme lui sont programmés, entrainant un phénomène de dichotomie entre la réalité de l'état de cette musique et la perception qu'en ont le public.

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  9. Merci pour ta reponse nette et precise, toujours un plaisir. Je ne voulais pas generaliser ton propos bien evidemment, juste soulever cette question. Mon coté bisounours aime a penser que les gens sortiront peut etre leurs oreilles de la daube ambiante en decouvrant peut etre le jazz plus light, avant d'attaquer des choses plus "construites". Mais la voie a suivre pour moi est celle tracée par des musiciens proteiformes, comme toi que je suis depuis longtemps, et mon maitre Lourau par exemple. Apres bon bah désolé mais Coltrane c'est a part hein :) Je pense etre un musicien serieux mais les Changes m'emmerdent royalement, on peut passer a cote sans etre un branlou, c'est un petit point de divergence :) Ca me rapelle une furieuse engueulade que j'ai eu avec Laurent Cugny lors d'une master class. Son propos est de dire qu tu ne peux aimer le jazz si tu n'aimes pas Coltrane....arf c'est peut etre pas elitiste mais c'est limité quand meme :) merci en tout cas pour ces riches echanges !

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  10. En fait tout cette controverse sur ce qu'a dit cet Alex Hoffman n'a plus aucune valeur si on fait un tour sur Youtube et l'on ecoute Alex Hoffman, jouant dans l'un de ces innombrables gigs newyorkais ou tout le monde bouffe, boit ou crie, et personne n'ecoute: Alex Hoffman est un musicien mediocre a peine bon a jouer pour une jam session. Il n'a ni son, ni imagination, ni swing. Dans sa mediocrité il a decidé de casser une idole bien connue, peut-etre le plus grand musicien vivant, et ce faisant de faire parler de lui. Hormis le fait que le jazz est une musique sociale, et que dire du mal de son voisin par ecrit est une bien mauvaise idée surtout lorsque c'est un genie, Alex Hoffman y a gagné que tout le monde le connait et le deteste ces jours-ci. Donc je dirais simplement ceci: fuck ce petit branleur sans passé ni futur, et pour paraphraser Hodeir, parlons des vrais problemes et des vrais hommes (femmes) du jazz.

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  11. Juste de la provoc.. Alex Hoffman il apporte quoi de nouveau ? ringard.

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  12. Que ce soit bien clair : Alex Hoffman ne m'intéresse pas pour ce qu'il dit, mais pour ce qu'il dit de nous. Sa sortie m'a interpellé parce qu'elle révèle un profond malaise dans notre communauté, à commencer par le fait qu'un musicien qui exprime autre chose que du storytelling, de l'auto-promotion, celui-là dérange, il n'est pas toléré. Que ce soit de la provoc, ou quelque chose de profondément ressenti ne m'importe guère. En revanche, force est de constater que si les musiciens s'exprimaient plus souvent et prenaient des positions plus courageuses, sa sortie serait passait beaucoup plus inaperçue.

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  13. Philippe de Lacroix-Herpin11 février 2013 à 08:57

    Bonsoir à tous de La Réunion.
    Laurent, ta métaphore sur le jazz et le vin est un peu restrictive. Etant moi-même amateur et un peu connaisseur, je pense qu'un bon vin franc du collier, net, précis, fait avec amour et sincérité est au moins aussi respectable et même admirable qu'un très grand gru soigné et conservé dans des conditions optimum, ils n'auront juste pas la même fonction et sans doute pas aux mêmes moments et pas forcément pour les mêmes circonstances. Dans son essai d'épistémologie anarchiste, "Contre la méthode", Paul Feyerabend déclare avec une gourmande provocation: "Tout est bon". En fait, c'est l'infinie diversité des situations de notre vie qui permet de ne pas hiérarchiser à outrance et surtout idéologiquement, c'est-à-dire de façon figée, nos goûts, nos plaisirs, nos émotions, tant sensorielles qu'intellectuelles, ne jamais oublier ni gravité ni légèreté, ni humour ni profondeur et laisser la place à l'inouïe diversité des appréhensions et mises en situations de nos affects et nos réflexions. Pour la musique en général et le jazz en particulier, il me semble que c'est similaire. S'éclater grave sur un swing débridé à la Basie ou sur un "Flying Home" de l'éructant Lionel Hampton ou planer sa race avec un Nick Bartsch ou un Jon Hassell en pleine montée psychédélique, pleurer comme un môme au son d'Ambrose Akinmusire dans son écrin Claytonien ou remuer son cul sans complexe sur un Maceo aussi proche de la syncope qu'il est humainement possible sans perdre connaissance, voilà spontanément, mais les exemples sont à foison, quelques situations qui me paraissent être digne d'intérêt et de plaisir non hiérarchisés. Et si je ne suis pas assez sérieux pour être balèze en Coltrane's Changes, tant pis pour moi, je me contenterai d'explorer le mystère sonore d'un mode étrange avec un alto sans bec, chacun son truc et son détruc... Si l'émotion que je peux dégager et insuffler dans quelques êtres sensibles à celle-ci leur donne la sensation de bien-être et d'interrogation nouvelle qu'il me sied de créer, ça me va, pour l'instant. Demain est un autre aujourd'hui. Love Wayne Shorter.

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  14. Bonsoir,

    Je découvre avec grand intérêt ce blog, merci pour tout ce qui est dit, merci de tenir un tel discours, cela fait tellement de bien d'entendre un musicien parler ainsi, franchement, de la réalité de notre métier. Comme tu l'as si bien dit, il y a tant de musiciens qui se laissent gagner par la peur ou l'avidité, et qui rivalisent du coup de courbettes et de ronds de jambe devant les programmateurs et les médias, habitués à rencontrer des musiciens de plus en plus lisses.

    Travaillant en duo en Jazz et Musiques improvisées, nous pensions que cette tendance était avant tout l'apanage de notre région, mais je constate que cette tendance dépasse malheureusement ses frontières. Nous sommes boudés depuis 10 ans par nos programmateurs pour avoir proposé une musique singulière, et avoir osé critiquer leur politique du rendement, mettant le doigt sur leur manque de courage et leur manquements quant à la diffusion de l'art (de toute façon pour le peu de "locaux" qu'ils programment...).

    Merci encore! Continuons à créer avec cela pour seul but et arrêtons d'avoir peur, artistes comme programmateurs, le public n'en sera que gagnant.

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  15. Le billet de Laurent COQ a le grand mérite de dégager de la sincérité..et quelques vérités que je partage...l'urgence pour le jazz aujourd'hui est la même qu'en matière d'économie, de politique et de leurs conséquences désastreuses pour les humains...comme dit Fréderic Loridon un économiste qui aime peut-être le Jazz ?...sortons du cadre.. on a rien à espérer d'un rafistolage ...la culture est l'otage de ce cadre, le Jazz est l'otage de ce cadre...il a un nom MARCHANDISATION et PROFIT sans limite....dans ces conditions il n'y a pas de place pour l'innovation, pour la création, pour la qualité...la seule question qui mérite d'être posée "ça rapportera combien ?"...Vilar parlait de l'élitisme pour tous...vive l'élitisme s'il fait que chacun devient meilleurs..au fait j'ai appris avec consternation, mais en fait sans surprise, que le commis voyageur Vidal était promu à Nice !!!... JP Bailay

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  16. (Frédéric LORDON, pour préciser le commentaire ci-dessus. Je conseille sa pièce de théâtre en vers sur les traders, très bon.)

    bonjour Laurent, j'avais suivi l'affaire (l'Affaire) il y a 2 ans mais je ne savais pas que le blog avait continué depuis, je vais lire tout ça avec attention

    attention, on peut aussi passer à côté d'une puissance brute et à charge émotionnelle forte, en recherchant à tout prix la construction ;

    moi j'ai une formation classique (violon) mais j'écoute aussi bien S.Coleman (et donc son trompettiste, j'étais au concert à la villette, je pense qu'il a poussé pas mal d'auditeurs dans leurs retranchements !) que Maceo, je suis aussi sensible à Genesis 1ère période qu'à Motörhead - et j'ai vu AJM en concert avec Escoudé il y a qq années, caution validée !

    de même, un petit primeur élevé sur des bases solides est bien plus agréable qu'un haut-médoc de garde prétentieux et raté (pour le fût de chêne on est d'accord)

    c'est Desproges qui se targuait d'être un gourmet et qui faisait en parallèle l'éloge du camembert-pinard


    Pour les trios pop, l'envahissement des festivals et l'explosion du métissage musical hors de propos je suis d'accord aussi. Comment aimer TOUS les morceaux de Brooklyn Funk Essentials ?? Même eux ils doivent se fatiguer à faire du ragga ou de la dance, c'est pas possible... Alors qu'il y a tellement de talent chez eux ou chez Trombone Shorty, ou plein d'autres encore qui gâchent ce talent. En fait j'en viens presque à parler de musique démagogique.

    Moi aussi je pense qu'il ne faut pas sous-estimer le pouvoir d'appréciation des gens et même des téléspectateurs de TF1 (!) ; un acteur qui joue bien ils resteront sur la même chaîne pour le regarder, une musique complexe, exigeante mais géniale ils l'écouteront aussi. C'est juste que des Gérard Louvin et consorts leur ont répété le contraire pendant des années.


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