Collision

Deux événements quasi simultanés me poussent à écrire ce billet qui sera surement le premier et le dernier de l'été vu le travail qui m'attend.

Le premier, c'est la victoire au 40ème concours de Jazz de la Défense, sans aucun doute le concours le plus important de l'hexagone, du groupe nantais Monolithes que l'un de ses membres décrit dans le journal Nord Littoral comme « très électrique, un groupe plutôt rock avec des influences métal et teinté d’improvisations. ». Ce prix, dont on apprend qu'il a été décerné à l'unanimité, illustre une nouvelle fois l'idéologie désormais dominante dans le petit monde du jazz en France qui veut que le jazz, pour être légitimé et soutenu, doit impérativement céder du terrain à d'autres champs stylistiques comme le rock, la pop, l'électro, la musique contemporaine ou tout autres styles qui viendraient nécessairement le "revitaliser". Comme si, en lui-même, le jazz n'était plus apte à se renouveler, à s'inventer un présent et un futur, et à produire une musique fraîche et innovante.

Je précise que ce billet ne vise aucunement à dévaluer le groupe Monolithes, mais plutôt à questionner cette consécration dans un contexte très français. Ils ont accompli un travail indéniable et je leur souhaite beaucoup de succès dans leur parcours, mais force est de reconnaitre que le jazz chez eux constitue une influence marginale, bien moindre que celle du rock progressif par exemple. Cela ne les a nullement empêchés d'être non seulement sélectionnés à concourir, mais de remporter le premier prix devant des musiciens tels que Josiah Adam Woodson ou le guitariste Anthony Jambon.

Cette doxa est maintenant si répandue qu'il devient presque impossible pour les musiciens encore très attachés aux racines du jazz et aux éléments qui ont fondé son développement — une certaine idée du son, du phrasé improvisé, de l'interplay, de la pulsation, une filiation aux maîtres passés et présents — de se faire entendre en France. Ils passent de facto comme les tenants du temple, déconnectés de leur temps, arcboutés sur un passé révolu. Ils sont sourds aux avancés inéluctables d'une musique qui ne doit sa survie qu'aux métissages, croisements et autres transversalités, autant de concepts qui désormais inondent tous les dossiers de subventions soumis aux diverses institutions.

Le deuxième événement que j'ai voulu juxtaposer à celui-ci, c'est la disparition à 60 ans de l'immense pianiste Geri Allen qui a été très importante dans mon développement personnel, notamment durant les années 90 où elle a produit un discographie essentielle aux côté de musiciens comme Paul Motian, Charlie Haden, Marcus Belgrave, Kenny Garrett, Bob Hurst, Jeff Tain Watts, Ralph Peterson, Ron Carter, Ornette Coleman, Charles Lloyd, Jimmy Cobb, Tony Williams, Jack DeJohnette, Joe Lovano, et j'en passe.

Très ancré dans l'histoire de cette musique et pourtant d'une grande modernité, son jeu échappe à toute classification, sinon qu'il réussit à conjuguer tradition et innovation comme l'ont fait avant elle Duke Ellington, Jacki Byard, Paul Bley, Herbie Nichols, Thelonious Monk, Herbie Hancock, Andrew Hill, et tant d'autres. Comment a-t-elle réussi ce défi impossible sans jamais avoir recours aux codes du rock, de la musique électro, de la musique contemporaine ?

C'est toujours au moment de sa disparition qu'on prend la réelle mesure d'un être, d'un(e) musicien(ne) et d'un parcours. Celui de Geri Allen est exemplaire de cette histoire qu'on appelle le Jazz. Elle a prolongé la narration de son récit merveilleux par delà les idéologies et les chapelles. Elle n'est plus, mais sa musique est là, vive, fraîche et éternelle. Comme le jazz.
 

Pour ceux qui parlent anglais, je recommande la lecture du billet que Ethan Iverson lui a consacré deux semaines avant sa disparition sur son blog Do The Math. Je traduis juste ce passage ;

History isn’t totally linear, but from my vantage point it feels like Allen really broke something open. Kenny Kirkland took the McCoy Tyner/Herbie Hancock/Chick Corea axis to its logical endpoint. Around the time of Kirkland’s greatest prominence in the 1980s, Geri Allen offered a way out of trying to play faster and louder patterns on chord scales. Her solution would go on to be vastly influential. There were other avatars from the late 80s and early 90s, perhaps most notably Marcus Roberts and Brad Mehldau. But it seems like most of the celebrated younger pianists of the current moment — a recent poll has names like Jason Moran, Vijay Iyer, Craig Taborn, David Virelles, Kris Davis, Matt Mitchell, Aruán Ortiz —  don’t play like Kirkland, Roberts, or Mehldau. They play like Allen.

L'histoire n'ai jamais totalement linéaire, mais de mon point de vue, Allen semble avoir ouvert une voie. Kenny Kirkland a porté l'axe McCoy Tyner/Herbie Hancock/Chick Corea à son point culminant et définitif. À peu près au moment où Kirkland était à son firmament dans les années 80, Geri Allen offrait une alternative au fait de jouer plus vite et plus fort. Ses solutions allaient devenir largement influentes. Il y avait d'autres figures à la fin des années 80 et au début des années 90, comme Marcus Roberts et Brad Mehldau. Mais il semble que la plupart des jeunes pianistes plébiscités en ce moment — un récent classement a distingué des gens comme Jason Moran, Vijay Iyer, Craig Taborn, David Virelles, Kris Davis, Matt Mitchell, Aruán Ortiz — ne jouent pas comme Kirkland ou Mehldau. Ils jouent comme Allen.

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