Une célébration

Il y a toujours eu et il y aura toujours des musiciens de jazz pour ouvrir des voies encore vierges, pour cultiver des champs jusque-là inaccessibles. Une façon de phraser, une manière de jouer et d’interagir ensemble, un son, une écriture, un placement, une découpe du rythme, une certaine idée de la forme, un équilibre entre l’écriture et l’improvisation, entre l’écrit et l’oral, une vision harmonique qui s’affranchit des règles, une intuition et un sens du jeu collectif ; autant d’éléments qui apparaissent chez eux transformés, repensés, renouvelés.

Il faut pour cela des personnes dotées d’une forte personnalité qui ont réglé tous les problèmes techniques inhérents à la pratique d’un instrument. Ce n’est pas rien - c’est énorme - mais cela ne suffit pas. Il faut également que cette matière ait été pétrie au contact des ainés et des pairs, en situation, sur scène, et qu’elle se soit nourrie d’une connaissance intime des maîtres. Jamais personne n’est parvenu à poser des choses significatives tout seul, sans cette filiation. Ce processus prend des années et le travail acharné ne suffit pas totalement à l’expliquer, même si il est indispensable à son achèvement. Dans ce formidable accomplissement personnel, une grande part de mystère demeure.

Parmi ces musiciens d’exception, la majorité d’entre eux s’en tiendront là. Ils passeront le restant de leur vie à célébrer cet avènement par leur simple présence et les nombreuses expériences qui émailleront leurs parcours seront autant d’occasions de faire entendre leur contribution. Nous passerons tout ce temps - et bien au-delà - à la contempler et à l’applaudir. Nul besoin d’en faire plus, ils ont déjà réussi l’impossible; faire entendre une voix singulière qui s’élève malgré la multitude de celles passées et présentes et le tumulte de celles, toujours plus nombreuses, qui cherchent à percer. Ils ont réussi à concrétiser le rêve de chaque musicien. C’est le cas de la majeure partie des maîtres que nous étudions.

Parmi eux, il y en a quelques uns - une minorité - qui vont encore plus loin; à mesure qu’ils vieillissent, ils ne cessent de grandir et de se renouveler. Non seulement ils émergent avec un style unique et identifiable en quelques secondes, mais leur travail ne cesse jamais de les faire progresser et ils traversent les époques en étant toujours en avance sur les autres. Quand il s’agit du passé, ces bâtisseurs sont plus faciles à identifier parce que le temps a fait son œuvre. Duke Ellington, John Coltrane, Miles Davis, Wayne Shorter, plus récemment Steve Coleman. Ce sont les premiers noms qui nous viennent à l’esprit.

De nos jours, les reconnaître est autrement plus ardu. Il faudra beaucoup de discernement, une notion bien mal partagée, et nous passerons bien souvent à côté de ces génies qui peinent à se faire entendre tandis que d’autres seront passés maîtres dans l’art de se faire voir. Ces derniers n’auront jamais bénéficié d’autant d’outils performants pour le faire de telle sorte que dans la saturation de propositions qui surgiront des quatre coins du monde, ceux qu’il conviendra d’écouter ne seront pas toujours, loin s’en faut, les plus audibles.

Mark Turner est de ceux-là.

Il est apparu au début des années 90, en pleine vague be-bop revival  initiée par le clan Marsalis. C’est le club new-yorkais Smalls qui fut le laboratoire de cette nouvelle génération et qui favorisa l'émergence de musiciens comme Kurt Rosenwinkel, Brad Mehldau, Joshua Redman, Peter Bernstein, Joel Frahm, Brian Blade ou Myron Walden. Ensemble, ils ont fait la synthèse de tous les courants, du be-bop aux années 60, du free au rock, de la musique classique à la pop. Quant à Mark, après avoir étudié assidument la musique de Coltrane (George Garzone qui l’a eu comme élève à Berklee m'a confié qu’il lui présentait régulièrement des relevés de solo d’une précision diabolique), c’est vers un troisième courant qu’il s’est rapidement tourné, réhabilitant des musiciens tels que Warne Marsh, Lee Konitz et Lennie Tristano qui avaient été délaissés par les Marsalis et leurs disciples dans les années 80.

Si Mark est resté dans un relatif anonymat depuis toutes ces années, le temps joue enfin en saveur et sa musique commence maintenant à franchir la sphère des musiciens qui le suivent depuis vingt ans pour toucher une audience plus large. Le fait d’avoir signé sur ECM, le prestigieux label allemand de Manfred Eicher, n’y est probablement pas pour rien. Mais ce n’est pas un hasard non plus. Sa musique est tellement profonde que la question n’était pas pour nous de savoir si, mais quand elle finirait par exploser à la face du monde.

En excluant les albums qu’il a signé en co-leader - avec le trio Fly autour du batteur Jeff Ballard et du bassiste Larry Grenadier, en duo avec le pianiste Baptiste Trotignon, ou dans le groupe de batteur Billy Hart aux côtés du pianiste Ethan Iverson et du bassiste Ben Street - il aura fallu attendre 12 ans avant de le voir publier un nouvel opus sous nom. C’est Lathe of Heaven (ECM 2014) en quartet avec le trompettiste Avishai Cohen, le contrebassiste Joe Martin et le batteur Marcus Gilmore. Son disque précédent était Dharma Days (Warner Bros, 2001), toujours en quartet avec le guitariste Kurt Rosenwinkel, le bassiste Reid Anderson et le batteur Nasheet Waits. Dans son oeuvre discographique, il faut mentionner trois autres disques essentiels : Ballad Session (Warner Bros 2000) avec Kurt Rosenwinkel, le pianiste Kevin Hays et le batteur Brian Blade, In This World (Warner Bros 1998) avec le pianiste Brad Mehldau, Larry Grenadier et Jorge Rossy et Brian Blade en alternance à la batterie, et Mark Turner avec le pianiste Ed Simon, le bassiste Christopher Thomas et Brian Blade. Joshua Redman est invité sur trois morceaux.
Entre les douze années qui séparent ses deux derniers chefs d’oeuvres, il n’est pas tombé dans le silence pour autant, et malgré une blessure à la main  il y a quelques années qui l’a tenu éloigné de son instrument pendant quelques mois, Mark a multiplié les collaborations dans des situations très variées. C’est tout le paradoxe d’un homme si sollicité par ses pairs et ses ainés, qui a signé plusieurs disques sur une majore (Warner), qui représente sans aucun doute la plus grande influence auprès des jeunes saxophonistes du monde entier aujourd’hui, et qui pourtant ne joue que très rarement sous son nom sur les grandes scènes des festivals. Ce mois-ci, le magasine Jazz News lui consacre sa une et trois pages d’interview avec l’ami Vincent Bessières. C’est une première… mondiale.

Les raisons de cette discrétion sont à mon sens assez simples à déchiffrer. Sa musique n’a que faire de l’énergie puérile qu’on entend si souvent aujourd’hui. Ce glacis qui fait basculer les programmateurs, cette panoplie “bling-bling” qui est devenue la norme au point qu’en son absence, une grande partie des professionnels (qui sont censés favoriser les échanges entre la musique et ceux qui l’écoutent) ont l’impression que “ça ne joue pas”, qu’il ne se passe rien. Ils n’entendent tout simplement pas la richesse du phrasé, la beauté de l’interplay, la profondeur d’une musique libérée des postures égocentriques. Ils me font penser à des adolescents qui préféreront toujours les saveurs saturées d’un Big Mac à la finesse d’un plats cuisiné avec des produits frais.

L’arène du jazz - l’ensemble des musiciens qu’on associe à cette appellation aujourd’hui - est devenue comme un goûter d'enfants où chaque invités crie plus fort pour se faire entendre et avoir un peu de gâteau. Ils sautent, usent de peu de vocabulaire, souvent des mots éculés et vulgaires, se poussent et s’excitent autour de celui qui tient le couteau. Dans ce contexte, le musicien ou la musicienne qui refuse d’envisager cette célébration comme une compétition et qui préfère le calme et la sérénité pour s’exprimer et partager, celui-là ou celle-là passera inaperçu(e).

Il n’est pas le premier à connaître ce destin confidentiel (Warne Marsh, Herbie Nichols, Andrew Hill, Marcus Belgrave, Oliver Nelson, ou dans la pop Nick Drake, pour n’en citer que quelqu’uns - ils sont si nombreux), à la différence notable cependant que très tôt, la communauté des musiciens - d’abord à NYC, puis peu à peu partout dans le monde - a reconnu en lui une figure tutélaire. Depuis, ils sont chaque année plus nombreux à le suivre, à relever ses solos, à se procurer tous les enregistrements dans lesquels il apparait et à faire des kilomètres pour aller l’écouter. En définitive, ils ne font rien d’autre qu’entretenir la longue tradition qui a toujours lié les maîtres à leurs élèves, les ainés aux jeunes pousses.

Mais ce qui est magnifique avec Mark Turner, c’est qu’il a n’a jamais cherché à provoquer ou entretenir cette ferveur. Il n’a jamais érigé son travail en dogme, et au contraire, a toujours considéré que ce qui marchait pour lui ne marcherait pas nécessairement pour d’autres. Il est l’anti-gourou par excellence. Il irradie cette énergie prodigieuse par le simple fait de jouer. En cela, il faut le rapprocher de John Coltrane dont il est un des plus beaux disciples à mon sens.

La musique de Mark - son jeu comme son écriture - est absolue. Que ce soit sur le plan de l’imagination mélodique, harmonique, rythmique, du timbre, de la maitrise de son instrument, du contrôle des dynamiques, de la capacité à s’abandonner au moment présent dans une intime connexion à ses partenaires, rien n’est superflu. Mark ne cherche pas à séduire. Il joue. Il est. D'ailleurs il ne joue plus, c’est la musique qui le joue. Son phrasé est sans équivalent. Fruit d’un ouvrage patient, il atteint dorénavant des altitudes stratosphériques sans jamais renier l’aspect physique, organique et lyrique de la mélodie et du rythme. À l'entendre passer du grave au suraigües, on pense à ces tornades qui connectent la terre au ciel mais avec cette différence qu'avec lui ce flot d'énergie est une force de construction.

Écrire sur Mark Turner, c’est dire mon amour et ma profonde reconnaissance. C’est affirmer une chose simple : qu’il fait bon être musicien de jazz en 2014. Car il n’est pas le seul bâtisseurs aujourd’hui. Il y a tous ceux qui me viennent tout de suite à l’esprit, et tous ceux que je ne connais pas encore. Les découvrir ne sera pas la moindre des raisons d’espérer. Continuer de suivre Mark non plus.







Commentaires

  1. laurent
    merci pour ce texte magnifique encore une fois
    je vais acheter ce disque !
    philippe chagne

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  2. bravo Laurent, très beau texte; perso, il y a longtemps que je vénère ce musicien
    amicalement

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  3. Très beau texte sur le jazz, j'adore !

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