Eterna-Lee

J’ai deux souvenirs personnels avec Lee Konitz que je voudrais partager ici. À plusieurs années d’intervalle, ils disent chacun quelque chose du musicien et de l’homme qu’il était.

Le premier remonte au tout début des années 90, quand je commençais à jouer. François Lacharme nous avait programmés en trio dans un club d’EuroDisney (j’ai oublié le nom, mais à l’époque il y avait un club de jazz dans un des nombreux hôtels du parc) avec Pierre Boussaguet et Philippe Soirat. A notre arrivée, surprise ! François nous apprend que Lee Konitz a une chambre dans l’hôtel, et qu’il se joindra à nous pour jouer les deux sets. C’est peu dire que j’étais vert à l’époque. Je ne connaissais ni la musique de Konitz, ni le courant majeur qu’il avait initié avec Warne Marsh et Lennie Tristano. C’est Olivier Zanot qui plus tard m’a amené à cet art. Lee, qui avait dû souvent se retrouver confronté à cette situation pendant toutes les années qu’il a passées à jouer en Europe, m’a tout de suite mis à l’aise. Il m’a tendu une feuille et un stylo et m’a demandé d’écrire une liste de standards que je jouais avec les tonalités. Ce fut notre set list pour la soirée. J’en garde le souvenir très mitigé d’avoir été complètement déstabilisé par son phrasé et son placement rythmique si moderne et déconcertant pour le novice que j’étais. Je ne savais pas où, ni quand, ni comment mettre les mains sur le piano. Heureusement que j’étais entouré de deux excellents musiciens bien plus aguerris que je ne l'étais. Ils ont assuré à eux seuls le socle nécessaire au saxophoniste pour s'exprimer. Mais à aucun moment n’a-t-il exprimé le moindre mécontentement à mon égard.

Le deuxième souvenir est plus récent, à NYC où j’habitais alors. C’était le 17 juin 2005, très exactement. Ce soir-là, Wayne Shorter était célébré au Carnégie Hall entouré de nombreux musiciens ; son quartet en deuxième partie (celui qu’il a gardé jusqu’à ce jour avec Danilo Perez, John Patitucci et Brian Blade), mais également Christian McBride et Herbie Hancock en première partie, à moins que ce fut l’inverse, je ne me souviens plus très bien. En revanche, je me souviens très bien du moment où, assis au balcon au début de la deuxième partie, un petit homme s’est approché pour me demander si le fauteuil libre à côté de moi était réservé. C’était Lee Konitz. Nous avons passé tout le concert côte-à-côte et à mesure que les morceaux s’enchainaient et que le quartet exprimait son vocabulaire collectif de ruptures, d'accélérations et de saillies, je voyais Lee s’agiter sur son siège. A la fin du concert, il m’a demandé où j’habitais, et comme nous allions dans la même direction, m’a proposé de l’accompagner à pied chez lui. Après avoir traversé toute une foule de musiciens de tous âges venu le saluer, Lee me prend le bras, et nous voilà partis sur les trottoirs de Central Park West. La nuit avec pris de l'avance sur l'été approchant.

Entre quelques remarques approbatives sur les belles femmes que nous croisions, il semblait heureux de répondre à mes questions. D’abord sur le concert qu’il n’avait pas du tout aimé. Quand je lui rappelais que nous avions joué ensemble 15 ans plus tôt, à mon grand soulagement, il n’en avait plus aucun souvenir. Au sujet de Motion, il m'a confirmé que I Remember You fut le tout premier morceau qu'ils aient jamais joué ensemble. Il n'y eu qu'une prise. Ils ne se sont malheureusement plus jamais retrouvés après cette séance historique. Peu avant la mort d’Elvin survenue un an plus tôt (2004), l’immense batteur était programmé plusieurs soirs avec son Jazz Machine au Blue Note. Un des soirs coïncidait avec son anniversaire, et Lee a eu l’idée d’aller chercher Sonny Dallas qui ne sortait plus de chez lui Upstate, pour l’emmener au Blue Note faire une surprise à Elvin. Après l’avoir enfin convaincu ils descendirent dans le Village pour arriver en retard au premier set. Elvin les voyant s’avancer dans la salle s’est aussitôt arrêté de jouer et a quitté la scène pour les entourer de ses bras de géant dans une étreinte qui a duré une bonne minute, tandis que le groupe continuait de jouer sans lui.

Durant toute l’heure qu’a duré notre promenade nocturne, Lee était joviale et prolixe. Aucune trace de nostalgie dans sa voix, mais un réel plaisir à convoquer toutes ces figures qui l’ont accompagné dans sa déjà longue et riche vie de musicien. Il vivait ce moment avec la même intensité et légèreté qu’il avait à arpenter les grilles de standards éculés dont il savait à chaque fois extraire de nouvelles idées. On n’a pas fini de mesurer son importance dans la grande aventure du jazz.




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