Notre amour est intact

J'ai pris connaissance seulement récemment d'une prise de position qui remonte à deux ans déjà du grand guitariste Kurt Rosenwinkel, sans doute un des musiciens de sa génération les plus influents à travers le monde. Il dit ceci (la traduction est de mon fait, mais vous trouverez un article à ce sujet sur l'excellent blog de Peter Hum sur Ottawa Citizen) :

Kurt Rosenwinkel
"La plupart du jazz aujourd'hui craint (...) S'il vous plait, peut-on faire en sorte que la musique ne craigne pas ? Et ne pas faire semblant quand c'est le cas. Prendre le problème à bras le corps, S'il vous plait ! Juste faire de la meilleur musique, car on dirait que les musiciens se disent que c'est cool de faire n'importe quoi. Ce n'est pas cool. Ce n'est pas cool pour moi quand la plupart de la musique est horrible et que les gens pensent à raison que le jazz craint. Ce qui est le cas, la plupart du temps...". 

Ce à quoi, l'excellent bassiste Dwayne Burno répond : "La plupart du jazz aujourd'hui craint parce que trop peu de gens se soucient de jouer ce qu'ils croient être le jazz, ou même savent ce qu'il est ou réellement ce à quoi il devrait ressembler. Ruinés par l’écueil de l'argent des universités, je rigole de tous ces gamins qui ont un master en jazz et qui ne peuvent pas jouer un blues, une anatole, une ballade, s'assoir au piano et accompagner deux grilles de blues swing, ou tout simplement swinger sur leurs instruments. Tout le monde veut produire un jazz hybride , un magic bullshit elixir (je ne veux/peux pas traduire ça...) alors qu'au fond, ce sont surtout des fans de rock qui pensent que le jazz, c'est ce truc cool où il n'y a pas de règles. Il y a même un manifeste bidon que vous pouvez acheter qui explique comment vous pouvez maitriser cette musique sans effort, et bla bla bla bla bla. POURTANT, personne ne maitrise rien au point de surpasser les MAÎTRES tels que Tatum, Monk, Ellington, Coltrane, Parker, Gillepsie, Basie et tant d'autres qui ne tiendraient pas ici. La réponse idiote serait de dire combien le swing est une chose vieille et dépassée. Je reviens à ma déclaration où je disais qu'il y a beaucoup trop de monde qui pensent qu'ils savent ce qu'est la musique alors qu'ils ne sont même pas sur la même planète et n'entendent pas les fondamentaux les plus élémentaires, comme savoir swinger et faire de la musique qui sonne bien aux oreilles. Ce n'est pas notre boulot de permettre à des trous du cul à Beatdown (jeux de mots en référence à DownBeat) et JazzTimes, ou toutes autres publications pompeuses, de dicter quelle direction la musique doit prendre du haut de leur ignorance ou de leur haine et manque de respect pour la musique comme lieu d'expression et de créativité, et forum de l'art qu'elle est réellement. Notre boulot en tant que musicien, c'est de soulager et de soigner l'âme de ceux qui nous écoutent. Nous devrons aussi produire de l'émotion et des sentiments et provoquer des pensées contemplatives. Mais la volée de bois vert que je vais recevoir après que j'ai envoyé ce texte ne viendra pas de ceux qui savent jouer cette musique. Il viendra des poseurs et des charlatans qui œuvrent tous les jours à se méprendre et à tromper les ignorants qui réussiront à écouter leur musique de merde, parce que la vérité fait mal".

Dwayne Burno
C'est clairement l'expression d'une grande frustration qui peut être taxée d'excessive mais qu'on aurait grand tord de juger insignifiante pour autant. Car cette frustration est bien plus réelle et partagée que le silence des musiciens pourrait parfois le laisser croire. J'entends déjà les critiques que va provoquer ce post : encore une prise de position discriminante, l'expression d'une chapelle. C'est plus facile de renvoyer les musiciens aux styles qu'ils pratiquent et de les opposer entre eux que d'entendre ce qui est réellement dit ici. Car le style n'est absolument pas le problème. Je compare toujours le style de jazz au style vestimentaire. Cela ne doit jamais être une question discriminante. 

La question, c'est celle des fondamentaux qui doivent être au cœur de notre engagement de musicien, quelque soit le style que nous endossons. De Tatum, à Monk, à Paul Bley, à Ornette Coleman, à Wayne Shorter, à Michael Brecker, à Bud Powell, à Andrew Hill, à Alain Jean-Marie, à Shirley Horn, à Nelson Veras, à Mark Turner, à Steve Coleman, ce sont les mêmes fondamentaux qui confèrent à leurs musiques sa valeur, sa pertinence, sa permanence et son appartenance à la grande famille du jazz : le placement, le son, la maitrise de l'instrument, le sens mélodique, l'invention de l'instant, l'intuition harmonique, l'intelligence physique de la forme, la capacité d'abandon, le rapport charnel au temps et au rythme, l'interlpay, la réactivité du jeu collectif, la culture, la connaissance et le goût des maîtres… Autant d'éléments objectifs qui constituent une grille de lecture et permettent de constater combien le jazz est toujours vivant aujourd'hui - plus que jamais - et qu'il ne faut surtout pas opérer de hiérarchie des styles. Il est vivant précisément parce que cohabitent dans un même moment historique tant de styles différents qui partagent les mêmes fondamentaux. Mais encore faut-il les comprendre, les entendre, afin de faire la distinction entre les propositions sincères et légitimes de celles qui le sont moins. 
Bud Powell

Il n'y a pas de Jazz de création. Cette expression est abominable. Elle porte en elle tout ce qui m'indigne dans le traitement ce cette musique en France. Qui peut se poser en créateur aujourd'hui ? Avec cette notion, on est de plein pieds dans la discrimination, la vraie, car on opère une hiérarchie et on méprise tout ce qui fait la richesse de cette musique, sa diversité et son essence. Il est de notre rôle, nous les musiciens qui produisons cette musique, de le dire aujourd'hui, et je suis surpris de voir que malgré les moyens dont nous disposons avec internet, nous les mettons si peu à profit pour exprimer cette vérité. La peur semble toujours plus envahissante, comme si nous avions complètement intégré le rapport de force implacable qui voudrait que nous ne soyons plus autorisé à dire nos frustrations mais uniquement nos "actualités", notre story-telling, nos auto-promotions qui finissent toutes par s'annihiler dans le brouhaha de nos individualismes additionnés. 

À ceux qui disent que nous sommes aigris, je leur réponds que nous pouvons être frustrés sans pourtant devenir aigris. Frustrés de constater que les intermédiaires qui sont censés favoriser les échanges entre les musiciens et le public produisent toujours plus de filtres discriminants basés sur des critères que nous dénonçons comme étant illégitimes (création, bancables, etc.). Frustrés d'être les otages des ces intermédiaires et de voir notre musique confisquée par une poignée d'idéologues ou de marchands. Mais aigris non, pas du tout. Venez à nos concerts (Dwayne Burno dans le quintet de Jeremy Pelt par exemple, ou Steve Coleman ou le magnifique Alain Jean-Marie dans n'importe quel contexte), venez à nos cours, regardez comment nous continuons de produire notre musique malgré cet environnement défavorable, écoutez nos disques, et vous verrez combien notre amour du jazz est non seulement intact, mais encore plus fort chaque jours.



Commentaires

  1. Voici ce que j'ai posté sur Facebook en addition:
    Vieux debat.... c'est ce que je me tue a dire a la plupart de mes eleves, qu'il n'y pas de raccourcis, de trucs magiques, de "systemes pour laisser la musique entrer" et autres theories a la mords-moi-le-noeud.....ceux qui le croient trop, croient tout simplement au pere Noel ou aux miracles a Lourdes. Si on a pas fait ses classes, on ne risque pas de faire une musique bien interessante et au final cela perpetuera le mythe que 'le jazz c'est fini ou que plus personne n'ecoute le jazz comme ca se faisait avant, en 1959...." total bullshit. Si les festivals et clubs manquent parfois de public, c'est tout simplement et avant tout parce que quelquefois ce qui y est proposé ferait fuir le plus jazzophile des auditeurs. Le jazz c'est comme Mozart et Bach: dans 300 ans ce sera encore et toujours joué....bien joué ou mal joué, mais ce sera toujours là, parce que ses principes d'improvisation sont devenus les principes de base de toute la musique moderne. Allez, Je me casse, je vais bosser, avec le metronome.

    RépondreSupprimer
  2. J'ajoute qu'en France les festivals lourdement subventionnés et les scenes nationales, apres pratique du pantouflage (qui consiste a recaser les ediles politiques ayant perdu leur boulot à la derniere election, dans des postes de pouvoir -souvent culturel-) ont une main mise sur la plus grande partie du maigre argent public que l'on peut voir dans le jazz. Rajoute à cela la detestable pratique qu'il faut avoir un diplome ("CA", "DE", "CNFPT" et autres couilles de ce genre) pour enseigner dans des conservatoires de plus ou moins grande importance, rend l'enseignement du jazz potentiellement catastrophique dans ces endroits ou les professeurs ne sont pas des musiciens confirmés.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Franck Amsallem, qu'entendez-vous par là et des professeurs qui ne sont pas des musiciens confirmés? Que chaque prof de Jazz devrait être une sommité nationale ? Cela est une fable. Mais quand devient-on un musicien confirmé? Peut-on reprocher un manque de pratique scénique à des enseignants à une époque qui voit les gigs se réduire... D'autre part, j'ai rencontré beaucoup trop de superbes musiciens qui étaient des profs catastrophiques ou qui venaient juste arrondir les fins de mois en donnant leurs cours.

      Supprimer
    2. cher anonyme, qu'y a t'il de si difficile à comprendre dans ce que j'ecris? Comment et surtout pourquoi voudriez-vous etudier le jazz avec des gens qui ne savent pas vraiment de quoi ils parlent? Et oui l'on peut reprocher a des enseignants de ne pas se produire assez souvent en public, les gigs existent meme s'ils sont rares. Ah, mais evidemment le CA et le DE font qu'un petit 2000 euros par mois panse bien des plaies.

      Supprimer
    3. Merci pour votre réponse. Mais avez-vous pu vraiment constater ce que vous évoquez plus haut ? Pour moi, cela renvoie à certains départements ou classes de Jazz où, pour caricaturer, on demande à des enseignants classiques ayant quelques vagues notions de jazz de prendre en main l'enseignement de cette musique, ce qui, je vous l'accorde, est réducteur et révélateur de la considération que l'Etat ou les collectivités ont à l'égard de cette musique.

      Supprimer
    4. Oui, je l'ai souvent constaté. Soyons clair, il peut aussi se faire que de tres bons musiciens n'aient pas de dispositions particulieres pour transmettre un message pedagogique. Mais dans ce cas, il faut aussi que l'eleve soit un eleve intelligent et aille chercher, extirper de ce musicien qu'il respecte, admire ou aime, les informations qui ne sont pas immediatement apparentes. Et oui, il faut aussi savoir etre ou devenir un bon eleve. Rien n'est simple, et comme je le dis souvent, si c'etait simple cela se saurait.

      Supprimer
    5. Franck Amsallem, je trouve que vous soulevez ici un débat intéressant. Vous faites allusion à la notion de volonté (de l'élève). L'enseignement du Jazz est, je trouve, une pratique à part... moins "concrète" ou rationnelle que peut l'être le classique par exemple... La façon dont l'élève "digère" échappe à tout contrôle. Le rôle des enseignants en jazz n'est-il pas finalement d'aider l'élève dans ce sens, lui donner les clés lui permettant d'atteindre son but personnel ? J'ai encore du mal à saisir le rôle d'un "conservatoire de jazz" (hormis le fait d'établir des cursus jazz, des programmes jazz).

      Supprimer
    6. Il est evident que, au final, nous ne pouvons etre là que pour aider les eleves a avancer. On n'a pas de baguette magique, et les miracles c'est à Lourdes qu'il faut aller les chercher. Qu'un eleve digere plus vite qu'un autre ou qu'il n'y arrive tout simplement pas ....c'est la vie. Je me souviens de mon premier stage de foot....j'avais 12 ans et j'etais tout simplement nul. Pourtant j'ai beneficié pendant quelques semaines du meme suivi que d'autres mais au final apres quelques entrainements , on m'a viré. D'autres ont continué. Nous n'avons pas tous les memes aptitudes, meme si on doit avant tout essayer tres fort de faire au mieux dans le domaine choisi. La concurrence restera de toute facon rude.

      Supprimer
  3. On assiste aujourd'hui, de manière générale, à une offensive sans précédent contre toutes formes d'expressions artistiques ou intellectuelles (presqu'un gros mot de nos jours) qui pourrais risquer d'ouvrir l'esprit, porter à réfléchir, enrichir spirituellement . Le jazz de par sa nature même, sa tradition et son histoire (encore un vilain mot/ concept) est l'antithèse absolue de ces "valeurs" que l'on cherche à nous imposer ( en les faisant passer pour "naturelles" alors quelles sont le pur produit de l'idéologie libérale fascisante qui nous gouverne ) il est logique qu'il soit lui aussi la cible de cette offensive . Quel meilleur moyen pour rendre une expression inoffensive que de la dé-crédibiliser, la diluer dans d'autres expressions sans portée idéologique ou spirituelle, l'institutionnaliser pour mieux la contrôler (comme dit Franck, la faire enseigner par des incompétents qui s'en foutent ), la couper de ses racines, bref un schéma d'aliénation que l'on vois à l’œuvre dans tous les domaines en ce moment . Ne nous y trompons pas défendre cette musique dans ce qu'elle a d’authentique et de sincère est devenu un acte éminemment politique (encore un gros mot) oserais-je dire militant. Il n'est pas sûr que tous en soient conscients !
    Pour terminer sur un autre registre une citation dont je ne me rappelle plus l'auteur : " Music must not only sound good but FEEL good too !" c'est de moins en moins le cas !

    RépondreSupprimer
  4. Clarifions, clarifions....Je n'ai pas parlé "d'incompétents qui s'en foutent...".
    Faisons attention à ne pas faire dire aux mots plus qu'ils ne disent.
    j'ai parlé de "professeurs qui ne sont pas des musiciens confirmés"... c'est déjà beaucoup....

    RépondreSupprimer
  5. J'ai pas bien saisi ce qui "craignait" dans le Jazz...

    RépondreSupprimer
  6. Ah si, je crois que j'ai compris. Le problème, ce sont les jeunes qui croient jouer du Jazz en totale méconnaissance et sans véritable culture de cette musique. Ou bien qui la pratiquent religieusement durant leur cursus, mais sans se frotter à la scène...
    Il vaudrait alors, dans cette optique, mieux élargir le débat quant au bien-fondé du rôle de tous ces conservatoires de Jazz fleurissants. Si l'élève ne joue pas, les professeurs "confirmés" ou célèbres ne changeront pas grand-chose.

    RépondreSupprimer
  7. On ne dit rien de plus depuis des mois !!...le jazz c'est le jazz, dans toutes ses influences, ses composantes, mais s'appuyant sur ses fondamentaux qui plongent dans son histoire...car le jazz a une histoire !!....comme dit Philippe Baudoin, au moins qu'on y retrouve le swing, c'est un minimum vital...le jazz craint parce que ce qu'on entend aujourd'hui majoritairement n'est pas du jazz mais ce pare du vocable,...de quoi faire reculer une bonne partie du public...sortons de la confusion, évolution ne veut pas dire renoncement, mais développement, invention, c'est bien que ce soit des musiciens qui parlent ce langage..ne laissons pas cette musique se faire "marchandiser" pour un public qui aura de moins l'oreille initiée!!!...

    JP Bailay....

    RépondreSupprimer
  8. Je me régale... Vivement la prochaine tribune.

    RépondreSupprimer
  9. Je reste pensif devant le "dialogue".
    Donc, puisque vous mettez tout dans le même sac, ou presque, voici quelques exemples "d'incompétants diplomés titulaires du C.A.", et enseignants dans des grandes boutiques. A votre avis, donc, ces quelques-uns font reculer le Jazz ? Et ce sont donc des musiciens qui ne pratiquent pas la scène ? Je ris sous cape !!!... Mais j'attends impatiemment vos réponses.
    Liste (sans ordre, au gré de ce qui me vient) :
    Richard Foix (Annecy) - Serge Lazarevitch (Montpellier) - Bernard Strubber (Strasbourg) - Sylvain Beuf (Versailles) - Philippe Renault (Marseille)- Guillaume de Chassy (Tours) - Benjamin Moussay (Strasbourg) - Nicolas Folmer (Toulon) - Benoît Paillard (Digne) ---

    Sans compter les remarquables musiciens qui enseignent sans le fameux C.A. : Pierre Drevet, par exemple, qui a été le prof de N. Folmer, et qui reste un exemple fameux de connaissances et de "jouation"...

    Pour mémoire : les 5 premiers cités ont été les tout-premiers à obtenir leur C.A. (il y en a eu 7, cette année là -1987- Seul Emmanuel Bex n'enseigne pas, il me semble. Et le nom du septième m'échappe)
    Il ne semble pas que l'enseignement de ces musiciens soit remis (et à remettre) en question. Il y a des résultats à la clef. Je tiens des listes à disposition pour les curieux...

    Bien cordialement. P.R.

    RépondreSupprimer

Enregistrer un commentaire

Articles les plus consultés